14-15 déc. 2023 91000 Évry-Courcouronnes (France)

Présentation

Depuis une dizaine d’années, on assiste à une floraison d’études et de projets portant sur les écrits et plus généralement sur les pratiques discursives des compositeurs[1]. En 2013 paraissait ainsi l’ouvrage Écrits de compositeurs. Une autorité en questions[2]. En outre, la plateforme Dictéco réunit de nombreux écrits de compositeurs et compositrices célèbres ou méconnus, s’inscrivant dès lors dans la lignée d’autres projets de publication de textes de natures diverses (lettres, traités, journaux intimes, mémoires, articles de presse, textes théoriques…)[3]. On constate enfin qu’une profusion d’articles en font un objet d’étude privilégié et visent à en cerner les enjeux théoriques, historiques et esthétiques.

Comparativement, force est de constater que dans le champ de la musique savante – auquel se limitera le présent colloque – relativement peu d’études s’intéressent aux propos tenus par des musiciens interprètes, hormis, évidemment, lorsque ces derniers sont aussi connus comme compositeurs ou musicologues (Pierre Boulez d’un côté, Charles Rosen de l’autre, sont des figures bicéphales emblématiques). Certes, les écrits de musiciens tiennent une place importante dans les biographies d’interprètes, de même que les entretiens dans les films documentaires ; ils contribuent à l’édification du récit biographique, éclairent certains aspects d’une personnalité, et mettent au jour des points de vue singuliers sur des sujets aussi divers que le travail et la fonction de l’interprète, l’esthétique des œuvres, la façon de les exécuter, la vie musicale, la condition des musiciens… Cependant, ces réflexions occupent fréquemment une position périphérique dans le champ musicologique, notamment lorsqu’il s’agit de sortir de la perspective biographique. Ce manque de visibilité peut s’expliquer de différentes manières.

Tout d’abord, la comparaison entre le statut d’interprète et celui de compositeur implique fréquemment une dépréciation du premier au profit du second. Gustav Leonhardt affirmera ainsi : « Non, je n’ai rien à dire, je suis seulement un instrumentiste, [contrairement à] un vrai musicien, c’est-à-dire un compositeur[4] ». Le point de vue de Leonhardt, d’une humilité sans doute excessive et peut-être un peu affectée, découle en partie d’une conception commune du rôle de l’interprète, considéré comme traducteur, maillon ou médium entre l’intention créatrice d’un compositeur démiurge et l’auditeur. En conséquence, elle tend à amener une dévaluation de leur appréciation qui, en définitive, n’aurait d’autre fonction que de corroborer le point de vue du créateur, si insaisissable soit-il.  

Par ailleurs est questionnée l’expertise des interprètes en des domaines considérés comme proprement musicologiques, comme l’analyse[5]. D’une part, cette dernière revêt des formes alors moins académiques (réflexions disparates, essais…), d’autre part son cadre méthodologique est perçu comme plus fragile (les arguments y paraissent souvent être le résultat d’une intuition, plutôt que d’une argumentation fondée sur une méthodologie précise), enfin sa relation avec l’interprétation n’est pas évidente. De fait, Alfred Brendel, qui a pourtant consacré des dizaines de pages à l’analyse des œuvres de son répertoire, soutient ainsi qu’« il ne faut jamais croire que l’analyse est la clé permettant d’accéder à cette connaissance de la musique qui donne naissance aux grandes interprétations[6]. » Dans le même ordre d’idées, Charles Rosen explique qu’« une certaine forme d’analyse n’est pas essentielle pour l’interprète. Elle peut, par elle-même, apporter du plaisir, mais certains très grands interprètes n’ont jamais considéré la musique de ce point de vue[7]. » Dès lors, l’interprète qui est, selon les mots d’Artur Schnabel, « jardinier » plutôt que « botaniste »[8], serait-il voué, par son attachement à la praxis, à demeurer à la marge de toute réflexion théorique ?

Cette idée est relayée par les musiciens eux-mêmes, parfois en contradiction avec une forte propension à s’exprimer (Martha Argerich, bien qu’ayant affirmé à plusieurs reprises l’inutilité de discourir sur la musique[9], en parle néanmoins abondamment), comme par les musicologues. Joseph Kerman le formule sans détour : « [les musiciens] sont des faiseurs, et non des parleurs. » Et d’en conclure que « les livres écrits (ou dictés) par des musiciens sont un fatras très hétéroclite, allant de l’anecdotique au métaphysique ; tous, en revanche, abordent, à un niveau ou un autre, de réels problèmes d’interprétation. Ces éléments sont rarement très éclairants – bien que l’on ait parfois le sentiment que l’illumination est au coin de la rue, là où se trouve le gramophone. Lire des livres de grands artistes n’est pas le meilleur moyen d’en comprendre les secrets artistiques[10]. » C’est donc la capacité des interprètes à s’exprimer sur leur art et à en expliciter les ressorts et les principes qui est ici mise en doute. Par conséquent, il n’est pas étonnant que même dans le domaine des performance studies, qui ont fait émerger un réseau dense de questions relatives à l’interprétation, ce que peuvent en dire les interprètes est certes convoqué de façon ponctuelle, mais ne fait que rarement l’objet d’études approfondies, tandis que les enregistrements (« le gramophone », dirait Kerman) occupent une place prédominante[11]. Il paraît indéniable que la parole des « faiseurs » a peu de valeur en regard de leurs actes, dont l’enregistrement est la trace sonore. 

Or, cette suspicion à l’égard du discours des interprètes est d’autant plus étonnante qu’il représente, sous forme écrite ou orale, un corpus particulièrement vaste et polymorphe, notamment aux xxe et xxie siècles : essais, mémoires, conférences, autobiographies, articles, notes, carnets, transcriptions d’entretiens, récits, correspondance, préfaces, méthodes…  Certains musiciens, tels Alfred Brendel, Zhu Xiao-Mei, Nikolaus Harnoncourt, Marguerite Long, Daniel Barenboïm, Wanda Landowska, Jean-Claude Casadesus ou Christophe Rousset, pour ne citer que quelques noms, ont ainsi publié plusieurs ouvrages (certains sous la forme d’entretiens). En outre, les entretiens radiophoniques, mais aussi les entretiens filmés, objets autonomes ou intégrés à des documentaires – songeons aux réalisations de Christopher Nupen ou de Bruno Monsaingeon –, ou encore les master classes filmées, grâce à l’association de la parole, du geste et du son, non seulement offrent une perspective unique sur les interprètes et leur pratique, mais posent également la question de son explicitation verbale. Dès lors, ce colloque entend étudier les aspects formels de cette pratique discursive aux xxe et xxie siècles, dans le champ de la musique savante occidentale, et en cerner les objets et les fonctions, nécessairement pluriels. Enfin, il tentera d’évaluer les nouvelles perspectives que ce corpus offre dans le domaine musicologique, c’est-à-dire sa possible articulation à des questions analytiques, historiques, sociologiques ou esthétiques.

 


[1] Afin de ne pas alourdir le texte, nous utilisons le masculin comme équivalent du neutre.

[2] Michel Duchesneau, Valérie Dufour et Marie-Hélène Benoit-Otis, Écrits de compositeurs. Une autorité en questions, Paris, Vrin, 2013.

[3] En ligne : <https://dicteco.huma-num.fr/> [consulté le 8 mars 2023].

[4] “[B. D. Sherman]: Is there anything else you would like to add to what we’ve discussed?

[Leonhardt]: No, I have nothing to say, I am only a player.

As opposed to?

To a real musician, which is a composer.” Gustav Leonhardt, “One should not make a rule”, dans Bernard D. Sherman, Inside Early Music. Conversations with Performers, New York, Oxford University Press, 1997, p. 203-204. Les traductions anglaises sont nôtres.

[5] Voir Nicholas Cook, “Words about Music, or Analysis versus Performance”, dans N. Cook,  P. Johnson et H. Zender, Theory into Practice. Composition, Performance and the Listening Experience, Louvain, Leuven University Press, 1999, p. 9-52.

[6] Alfred Brendel, Réflexions faites [Nachdenken über Musik], trad. D. Miermont et B. Vergne, Paris, Buchet-Chastel, [1re éd. : 1979] 2011, p. 224.

[7] Charles Rosen, Plaisir de jouer, plaisir de penser. Conversation avec Catherine Emerson, Paris, Eshel, 1993, p. 18.

[8] Artur Schnabel, On ne fera jamais de toi un pianiste. Autobiographie et essais, trad. P. Olivier, Paris, Hermann, 2016, p. 52.

[9] Stéphanie Argerich, Bloody Daughter, 2012. Le documentaire a été diffusé pour la première fois sur Arte le 18 décembre 2013. Il est désormais disponible en DVD (EuroArts music international ; Warner music France, 2016).

[10] “They are the doers, not the talkers.” “Books written (or dictated) by performers are a very mixed bag, ranging from the anecdotal to the metaphysical; all, however, include some material, on some level, about real issues of performance. This material is seldom very illuminating – though one sometimes feels that illumination is just around the corner, just as far as the gramophone. Reading books by the great artists is not the best way to gain understanding of their artistic secrets.” Joseph Kerman, Contemplating Music. Challenges to Musicology, Cambridge, Harvard University Press, 1985, p. 195-196.

[11] Il existe cependant une exception notable qui, dans le cadre de ce colloque, fera figure de cas limite. Dans le domaine des performance studies notamment, certains chercheurs tendent à effacer la frontière entre pratique musicale et démarche scientifique. Dès lors, leur méthodologie se fonde explicitement sur leur propre expérience de musicien. La porosité entre le discours de l’interprète et celui du chercheur devient alors inévitable, et est probablement amenée à s’accroître, par la corrélation de plus en plus manifeste entre démarche réflexive – voire autoréflexive – et pratique. Voir Mine Doğantan-Dack (dir.), Artistic Practice as Research in Music. Theory, Criticism, Practice, Farnham, Ashgate, 2015.

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